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Discours du Prix Nobel de la paix 2022

Oleksandra Matviichuk, directrice du Center for Civil Liberties

Il est temps de prendre nos responsabilités
 

Vos Majestés, Vos Altesses Royales, membres distingués du Comité Nobel norvégien, citoyens d'Ukraine et citoyens du monde.

Cette année, l'annonce des lauréats du prix Nobel de la paix était attendue par la nation ukrainienne tout entière. Nous y voyons une reconnaissance des efforts du peuple ukrainien, qui s'est courageusement opposé aux tentatives de destruction du développement pacifique de l'Europe, ainsi qu'une cél
ébration du travail accompli par les défenseurs des droits de l'homme afin de prévenir les menaces militaires dans le monde entier. Nous sommes fiers qu'aujourd'hui, pour la première fois, la langue ukrainienne soit entendue lors de la cérémonie officielle .

Nous recevons le prix Nobel de la paix pendant une guerre déclenchée par la Russie. Cette guerre dure depuis huit ans, neuf mois et 21 jours. Pour des millions de personnes, des mots tels que "bombardements", "torture", "déportation", "camps de filtration" sont devenus familiers. Mais il n'y a pas de mots qui puissent exprimer la douleur d'une mère qui a perdu son nouveau-né dans un bombardement de la maternité. Un instant plus tôt, elle câlinait son bébé, l'appelait par son nom, l'allaitait, respirait son odeur - et l'instant suivant, un missile russe détruisait tout son univers. À présent, son enfant si aimé et tant désiré repose dans le plus petit cercueil du monde.

Il n'y a pas de solutions toutes faites aux défis auxquels nous et le monde entier sommes confrontés aujourd'hui. Des personnes de différents pays se battent également pour leurs droits et leurs libertés dans des circonstances extrêmement difficiles. Aujourd'hui, je vais au moins essayer de poser les bonnes questions, pour que nous puissions commencer à chercher ces solutions.

I. Comment pouvons-nous rétablir l'importance des droits de l'homme ?

Les survivants de la seconde guerre mondiale ne sont plus de ce monde aujourd’hui. Et les générations actuelles ont commencé à considérer les droits et les libertés comme acquis. Même dans les démocraties développées, des forces remettant en cause les principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme gagnent du terrain. Or, la sauvegarde des droits de l'homme ne peut être assurée une fois pour toutes. Les valeurs de la civilisation moderne doivent être protégées en permanence.

La paix, le progrès et les droits de l'homme sont inextricablement liés. Un État qui tue des journalistes, emprisonne des militants ou brise des manifestations pacifiques ne constitue pas seulement une menace pour ses citoyens. Un tel État représente une menace pour l'ensemble de la région et pour la paix dans le monde entier. Le monde doit donc répondre aux violations systémiques avec adéquation. Les droits de l'homme, dans la prise de décision politique, doivent être aussi importants que le gain économique ou la sécurité. Cette approche devrait également être appliquée en politique étrangère.

La Russie, qui n'a cessé de détruire sa propre société civile, illustre très bien ces notions. Mais les pays du monde démocratique ont longtemps fermé les yeux sur cette situation. Ils ont continué à serrer la main des dirigeants russes, à construire des gazoducs et à mener leurs affaires comme si de rien n'était. Pendant des décennies, les troupes russes ont commis des crimes dans différents pays. Elles sont toujours restées impunies. Le monde n'a même pas réagi comme il le devait à l'acte d'agression et à l'annexion de la Crimée, qui ont constitué le premier précédent de l'Europe d'après-guerre. La Russie croyait qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait.

Aujourd'hui, la Russie inflige délibérément des souffrances à la population civile dans le but de mettre fin à notre résistance et d'occuper l'Ukraine. Les troupes russes détruisent intentionnellement des maisons, des églises, des écoles, des hôpitaux; elles bombardent les couloirs d'évacuation, emprisonnent dans des camps de filtration, procèdent à des déportations forcées, enlèvent, torturent et tuent dans les territoires occupés.

Le peuple russe sera tenu responsable de cette page honteuse de son histoire et de sa volonté de restaurer par la force l'ancien empire.

II. Comment appeler un chat, un chat ?

Le peuple ukrainien souhaite la paix plus que quiconque dans le monde. Mais la paix ne peut être atteinte par un pays attaqué qui dépose les armes. Ce ne serait pas la paix, mais l'occupation. Après la libération de Bucha, nous avons trouvé beaucoup de civils assassinés dans les rues et les cours de leurs maisons. Ces gens n'étaient pas armés.

Nous devons cesser de prétendre que les menaces militaires en cours sont des "compromis politiques". Le monde démocratique s'est habitué à faire des concessions aux dictatures. Et c'est pourquoi la volonté du peuple ukrainien de résister à l'impérialisme russe est si importante. Nous ne laisserons pas les gens dans les territoires occupés se faire tuer et torturer. La vie des civils ne peut être un "compromis politique". Lutter pour la paix ne signifie pas céder à la pression de l'agresseur, mais protéger les gens de sa cruauté.

Dans cette guerre, nous nous battons pour la liberté dans tous les sens du terme. Et pour cela, nous payons le prix fort. Nous, citoyens ukrainiens de toutes nationalités, devrions pas avoir à discuter de notre droit à un État ukrainien souverain et indépendant et au développement de la langue et de la culture ukrainiennes. En tant qu'êtres humains, nous n'avons pas à attendre l'approbation de notre droit à déterminer notre propre identité et à faire nos propres choix démocratiques. Les Tatars de Crimée et les autres peuples autochtones ne devraient pas avoir à prouver leur droit à vivre librement sur leur terre natale de Crimée.

Le combat que nous menons aujourd'hui est primordial : il conditionne l'avenir de l'Ukraine. Nous voulons que notre pays d'après-guerre nous permette de construire non pas des structures branlantes, mais des institutions démocratiques stables. Nos valeurs comptent le plus, non pas lorsqu'il est facile de les incarner, mais lorsque c'est vraiment difficile. Nous ne devons pas devenir le miroir de l'État agresseur.

Il ne s'agit pas d'une guerre entre deux États, mais d'une guerre entre deux systèmes - l'autoritarisme et la démocratie. Nous nous battons pour avoir la possibilité de construire un État dans lequel les droits de chacun sont protégés, les autorités sont responsables, les tribunaux sont indépendants et la police ne brutalise pas les manifestations pacifiques des étudiants sur la place centrale de la capitale.

Sur le chemin de la famille européenne, nous devons surmonter le traumatisme de la guerre et les risques qui y sont associés, et affirmer le choix du peuple ukrainien déterminé par la Révolution de la Dignité.

Troisièmement. Comment assurer la paix aux peuples du monde ?

Le système international garantissant la paix et la sécurité ne fonctionne plus. Le prisonnier d'opinion, le Tatar de Crimée Server Mustafaïev, ainsi que de nombreuses autres personnes sont emprisonnées en Russie en raison de leur action en faveur des droits de l'homme. Pendant longtemps, nous avons utilisé la loi pour protéger les droits de l'homme, mais aujourd'hui nous n'avons aucun mécanisme légal pour arrêter les atrocités russes. De nombreux militants des droits de l'homme ont donc été contraints de défendre ce en quoi ils croient les armes à la main. Par exemple, mon ami Maksym Butkevych, qui est maintenant en captivité en Russie. Lui et les autres prisonniers de guerre ukrainiens, ainsi que tous les civils détenus, doivent être libérés.

Le système des Nations unies, créé après la Seconde Guerre mondiale par ses vainqueurs, a accordé des indulgences injustifiées à certains pays. Si nous ne voulons pas vivre dans un monde où les règles sont fixées par des États dotées de capacités militaires plus importantes, il faut les changer.

Nous devons commencer à réformer le système international pour protéger les populations des guerres et des régimes autoritaires. Nous avons besoin de garanties efficaces de sécurité et de respect des droits de l'homme pour les citoyens de tous les États, indépendamment de leur appartenance à des alliances militaires, de leur capacité militaire ou de leur puissance économique. Les droits de l'homme doivent être au cœur de ce nouveau système.

Et ce n'est pas seulement une tâche pour les femmes ou hommes politiques. Les politiciens sont tentés d'éviter de chercher des stratégies complexes, qui prennent du temps. Ils se comportent souvent comme si les défis mondiaux allaient simplement disparaître. Mais la vérité est qu'ils ne font qu'empirer. Nous, les personnes qui veulent vivre en paix, devrions dire aux politiciens que nous avons besoin d'une nouvelle architecture de l'ordre mondial.

Nous n'avons peut-être pas les outils politiques, mais nous avons toujours nos mots et notre position. Les gens ordinaires ont beaucoup plus d'influence qu'ils ne le pensent. Les voix de millions de personnes de différents pays peuvent changer l'histoire du monde plus rapidement que les interventions de l'ONU.

Quatrièmement. Comment garantir la justice pour les personnes touchées par la guerre ?

Les dictateurs ont peur de l'idée de liberté. C'est pourquoi la Russie tente de convaincre le monde entier que l'État de droit, les droits de l'homme et la démocratie sont des valeurs factices. Parce qu'elles ne protègent personne dans cette guerre.

Oui, la loi ne fonctionne pas en ce moment. Mais nous ne pensons pas que ce soit pour toujours. Nous devons briser ce cycle d'impunité et changer les approches de la justice en ce qui concerne les crimes de guerre. Une paix durable, qui libère de la peur et donne l'espoir d'un avenir meilleur, est impossible sans justice.

Nous voyons encore le monde à travers le prisme du tribunal de Nuremberg, où les criminels de guerre n'ont été condamnés qu'après la chute du régime nazi. Mais la justice ne devrait pas dépendre de la résilience des régimes autoritaires. Nous vivons dans un nouveau siècle après tout. La justice ne peut attendre.

Nous devons combler le fossé des responsabilités et rendre la justice possible pour toutes les personnes concernées. Lorsque le système national est surchargé par les crimes de guerre. Lorsque la Cour pénale internationale ne peut juger que quelques cas sélectionnés ou n'a aucune compétence.

La guerre transforme les gens en numéros. Nous devons réclamer les noms de toutes les victimes de crimes de guerre. Indépendamment de leur identité, de leur statut social, du type de crime qu'elles ont subi et de l'intérêt que les médias et la société portent à leur cas. Parce que la vie de chacun n'a pas de prix.

Le droit est une matière vivante en constante évolution. Nous devons créer un tribunal international et traduire en justice Poutine, Loukachenko et les autres criminels de guerre. Oui, c'est une étape audacieuse. Mais nous devons prouver que l'État de droit fonctionne, et que la justice existe, même si elle est retardée.

Cinquièmement. Comment la solidarité mondiale peut-elle devenir notre passion ?

Notre monde est devenu très complexe et interconnecté. En ce moment même, des personnes en Iran se battent pour leur liberté. En Chine, les gens résistent à la dictature numérique. En Somalie, les enfants soldats retrouvent une vie paisible. Ils savent mieux que quiconque ce que cela signifie d'être humain et de défendre la dignité humaine. Notre avenir dépend de leur réussite. Nous sommes responsables de tout ce qui se passe dans le monde.

Les droits de l'homme exigent un certain état d'esprit, une perception spécifique du monde qui détermine notre pensée et notre comportement. Les droits de l'homme perdent de leur pertinence si leur protection est laissée aux seuls juristes et diplomates. Il ne suffit donc pas d'adopter les bonnes lois ou de créer des institutions formelles. Les valeurs sociétales prévaudront toujours.

Cela signifie que nous avons besoin d'un nouveau mouvement humaniste qui travaillerait avec la société au niveau du sens, éduquerait, créerait un soutien populaire et engagerait la protection des droits et des libertés. Ce mouvement devrait rassembler des intellectuels et activistes des sociétés civiles de différents pays, car les idées de liberté et de droits de l'homme sont universelles et ne connaissent pas de frontières.

Cela nous permettra de créer une demande de solutions et de surmonter ensemble les défis mondiaux - guerres, inégalités, atteintes à la vie privée, montée de l'autoritarisme, changement climatique, etc. C'est ainsi que nous pouvons rendre ce monde plus sûr. 


Nous ne voulons pas que nos enfants connaissent les guerres et la souffrance. En tant que parents, nous devons donc assumer cette responsabilité et agir, et non la reporter sur nos enfants. L'humanité a une chance de surmonter les crises mondiales et de construire une nouvelle philosophie de vie.

Il est temps d'assumer cette responsabilité. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste.

Et puisque cette cérémonie du prix Nobel de la paix se déroule en temps de guerre, je voudrais appeler les gens du monde entier à faire preuve de solidarité. Il n'est pas nécessaire d'être Ukrainien pour soutenir l'Ukraine. Il suffit d'être un être humain.

Oleksandra Matviichuk, Directrice du Centre pour les Libertés Civiles, 14 mars 2023

Le texte en intégralité en anglais, ukrainien ou russe : https://www.nobelprize.org/prizes/peace/2022/center-for-civil-liberties/lecture/

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