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Lettre d’Ukraine

Message d’Olena Apchel, porte-parole de SEMA-Ukraine
8 mars 2024

Lettre d’Ukraine

Chers amis de l’Ukraine ! Bonjour ! Je m’appelle Olena Apchel


Je suis une artiviste, Ukrainienne, Européenne, femme et rebelle. Merci beaucoup d’ouvrir votre cœur pour accueillir quelques instants mes pensées.

Ma génération est celle des petits-enfants et arrière-petits-enfants de ceux qui ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Quand nous y repensons, nous répétons sans cesse « Plus jamais ça ». Mais ma génération est aussi celle qui a été témoin des guerres en Afghanistan, au Yémen, au Burkina Faso, en Lybie, en Iran en Ichkérie, en Syrie et en Géorgie. 

Nous mêmes sommes en guerre avec la Russie depuis 10 ans. Il est crucial de rappeler que la guerre ne dure pas depuis deux, mais depuis dix ans.

Je suis consciente des problèmes économiques, politiques et sociaux que chaque pays ou individu dans le monde doit affronter au quotidien et je comprends donc pourquoi il a été difficile pour le monde de voir et reconnaitre que, durant huit ans, les Russes ont, avec la complaisance silencieuse des autres États, tué et torturé les Ukrainiens. Pendant les premières huit années et ces deux dernières années d’invasion à grande échelle – à laquelle le monde a enfin commencé à prêter attention – nous avons compris que les droits humains que nous avions essayé de garantir collectivement après la Seconde Guerre mondiale, ne sont en fait pas acquis une fois pour toutes

 

Je suis née dans un pays qui n’a jamais été un empire mais qui au contraire, tout au long de son histoire, a été divisé, exploité et accaparé par les différents empires de son voisinage.  Et afin d’exprimer et de préserver notre identité, mon peuple, composé de multiple nationalités, religions et cultures, s’est soulevé et a combattu à maintes reprises, car tout en aimant la paix, nous attachons plus de prix à la liberté qu’à la vie.

Mon arrière-grand-mère m’a transmis le traumatisme transgénérationnel de la violence masquée par la notion perverse de « tradition » ; ma grand-mère m’a transmis, ainsi qu’à ma mère, le traumatisme transgénérationnel de la collectivisation et du Holodomor, les trois vagues de famine organisée par l’empire soviétique au début du XX siècle. La génération de ma mère a été celle du secret, de l’évitement, de l’isolement et du silence.

Il y a dix ans, j’avais 27 ans quand les valeurs de la révolution transféministe, ainsi que les valeurs de communication et d’émancipation, l’espoir de justice et de visibilité ont commencé à pénétrer le vécu de ma génération. Et il y a dix ans, quand j’avais 27 ans, nous avons été attaqués par les Russes et la guerre a commencé. C’était il y a longtemps et je ne me rappelle plus ce que je ne faisais ni en quoi je croyais avant cette guerre.

La réalité de la guerre est fondamentalement différente de celle de la paix. Au cours des dix dernières années, notre langue a changé : occupation, bombardements, abris, offensive, attaques aériennes, hémostatique, torture, charnier, casque, camp de filtration, voilà des mots que nous utilisons tous les jours désormais. La guerre réécrit aussi la réalité et ramène les choses à leur sens original. C’est une machine à rayons X qui révèle l’AIEA, l’ONU, l’UE, l’OSCE, les valeurs humanistes de l’Europe, et le féminisme. Dans cette situation de tension extrême, les valeurs sont en cours de révision et apparaissent bien souvent défaillantes.

Les Ukrainiens ont, d’expérience, montré que ni les manifestations pacifiques, ni les expressions de sollicitude n’ont d’impact réel.

J’ai appris que je n’avais pas le privilège du pacifisme féministe. Je ne songe plus à la fin de la guerre, mais seulement à la victoire de l’Ukraine.

Je ne songe plus au moyen de survivre mais au châtiment qui doit frapper les Russes pour leurs crimes.

Je constate que cette réalité est irréversible, que nous devons nous préparer au fait qu’après la victoire nous serons confrontés à dix, vingt, cinquante ans de reconstruction, que notre société comptera des milliers de vétérans, hommes et femmes, de personnes déplacées et réfugiées, d’orphelins, de veuves et de veufs. L’ardeur militante de ce féminisme centré sur la réhabilitation et l’entraide devra durer toute notre vie et être transmis aux prochaines générations.

Et je voudrais transmettre à mes filles et à mes sœurs le legs du non-silence, de l’épanouissement post-traumatique, la voix d’une rebelle et les actes d’une femme soldat. Car je ne suis pas une victime, je suis celle qui a survécu et qui s’est révoltée.

Je voudrais transmettre l’esprit et les témoignages de mes sœurs de SEMA Ukraine, association dont je fais partie, décrivant leur survie et leur rébellion. Ce sont des femmes et des filles qui ont survécu aux violences sexuelles pendant la guerre et qui apprennent des autres survivantes du monde entier à recouvrer leur dignité.

Je condamne fermement toutes les violations du droit international commises contre les femmes et les filles dans les conflits armés en Afghanistan, en République centrafricaine, en République démocratique du Congo, en Éthiopie, en Iraq, au Yémen, au Mali, en Ichkérie, au Kosovo, au Soudan, en Géorgie et en Syrie.

Je suis solidaire de toutes les femmes et les filles dans le monde qui ont vécu la violence dans leur chair, je suis fière de toutes les survivantes et soutiens toutes celles qui veulent témoigner et toutes celles qui n’ont pas encore décidé de témoigner.

Dans mon pays, l’armée russe utilise la violence sexiste comme arme de guerre génocidaire depuis 10 ans. C’est une arme qui vise à nous contrôler et à démontrer leur pouvoir. L’armée russe utilise cette violence contre les femmes, les hommes et les enfants, mais ce sont les femmes qui sont le plus souvent. Il ne s’agit pas de cas isolés : il s’agit de dizaines de milliers de victimes, même si seules quelques centaines de personnes ont osé porter plainte auprès du bureau du Procureur général d’Ukraine.

Les gens n’osent pas se tourner vers la police car ils craignent la stigmatisation et les mises en accusation ; ils n’ont pas confiance et ne se sentent pas en sécurité. C’est pourquoi il est si important de s’unir, de ne pas garder le silence. Il est aussi important d’écouter et d’exiger des autorités et gouvernements de tous les pays qu’ils changent de langage quand ils parlent des violences sexuelles et qu’ils modifient leur législation. Nous devons exiger d’être visibles.

Notre organisation est petite, constituée exclusivement de survivantes mais nous sentons, grâce en partie à votre soutien, que notre voix compte. Les membres de SEMA Ukraine s’entraident et soutiennent les autres survivantes, et nous nous battons pour faire que les violences sexuelles soient considérées comme un élément de preuve à part entière de l’intention génocidaire. Nous nous battons aussi pour que tous ceux qui se sont rendus coupables de crimes répondent de leurs actes devant la justice nationale ou internationale.

Nous faisons nôtre l’idée de compassion et de résilience.

 

Le peuple russe sera tenu pour responsable de ce chapitre honteux de son histoire et de cette tentative de reconstituer son vieil empire par la force.

La violence sexuelle est l’un des crimes de guerre qui fait le moins souvent l’objet de condamnations au pénal. C’est celui qui est le plus entouré de silence. À cause des tabous et de la stigmatisation qui l’accompagnent, il n’est ni nommé, ni reconnu, ni condamné. Mais je veux croire que, même au milieu de ce phénomène primitif et patriarcal qu’est la guerre, de profonds changements sont en train de se produire.

Un quart de l’armée ukrainienne est composé de femmes et elles sont désormais visibles. Au cours de la deuxième année de guerre, les femmes pouvaient déjà être affectées à des postes de combat et lors de la quatrième année de guerre, une loi a été adoptée garantissant aux femmes et aux hommes des droits et options de carrière égales pendant leur service militaire.

Aujourd’hui les femmes conduisent des chars, sont tireuses d’élite, commandent des sections et des compagnies, travaillent comme médecins de guerre, conductrices d’engins, opératrices de drones, artilleuses ou sentinelles et participent aux patrouilles. Des femmes journalistes couvrent les zones de combat et la plupart des bénévoles sont des femmes.

 

L’inégalité entre les genres persiste, mais elle diminue ; la discrimination existe mais les organisations de défense des droits humains se développent et gagnent en visibilité et en notoriété ; les traditionalistes apprennent, à contre-cœur, à utiliser la terminologie féministe. Notre société, fondée sur la hiérarchie des genres, est inquiète, mais elle doit bien reconnaitre ses limites et elle se transforme progressivement.

Ces dix ans de guerre de libération ont simultanément un visage féminin et un visage masculin. Ou plus exactement de multiples visages féminins, masculins et non binaires. 

 

Dans cette guerre nous nous battons pour la liberté sous toutes ses formes. Et oui, malheureusement nous en payons le prix fort.

Mais nous n’avons pas le choix : si les Russes occupent l’Ukraine, au mieux les gens comme moi seront liquidés et au pire la plupart des Ukrainiens qui parlent ukrainien ou ont été au moins une fois photographiés avec notre drapeau national seront torturés, violés, maltraités et emprisonnés pendant des années. Nous n’avons aucun autre pays où aller. Et ne s’offre aucune autre vie qui soit sans douleur. Mais nous avons le droit aujourd’hui de nous rebeller, de nous soulever, de former un groupe solidaire, de rejeter la discrimination et de nous unir. Les gens ordinaires peuvent influer davantage sur les événements qu’ils ne le pensent. La voix de millions de personnes de différents pays peut infléchir le cours de l’histoire plus vite que l’intervention des Nations Unies.

La guerre transforme les personnes en simples chiffres, mais nous pouvons leur rendre leur nom, donner aux survivantes la dignité, la visibilité et le sentiment de ne pas être seules.

Personne ne peut complètement réparer les dommages et soulager la douleur, mais ensemble nous pouvons reconnaitre cette douleur, respecter ceux qui souffrent et nous lever ensemble.

 

Merci d’être avec nous aujourd’hui, merci d’avoir fait place et accordé respect à la souffrance des autres, merci de vouloir agir, de vous être rebellées, d’aimer et de choisir d’être visibles ensemble.





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